20 of January 2023

CORPUS MACHINA

Commissariat de Paul Youenn & Eliott Vallin, Le Consulat Voltaire, Paris

Off Paris Photo 2023. Avec Adaptism, Albane Durand-Viel, Alix Marie, Ellen Ole, Jean Vincent Simonet, Marilou Poncin, Mathilda Soares-Pereira, Nora Kebir, Quentin Fromont, Thaddé Comar, Yolane Rais.

(Manifeste de la vulnérabilité)

Depuis que l’humanité fabrique des outils, elle les conçoit à l’image de ses corps. Ils les complètes, en accentuent leur efficacité, leur puissance, leur précision ou leur vitesse. La structure même de la machine est fondamentalement organique : une énergie est transformée par un réseau complexe de circuits, de fluides, d’émetteurs et de récepteurs (sang ou graisse, nerfs ou câbles, muscles ou rouages). Pourtant il semble qu’à mesure de son perfectionnement et de la diversification de ses actions, la machine devient modèle à son tour. Entre le biologique et le technologique, frontières et influences mutuelles se troublent et se chevauchent. Corpus Machina réunit douze photographes qui interrogent la nature et les causes de ces porosités à travers un médium lui-même en conflit perpétuel entre sa nature mécanique et sa portée émotionnelle : la photographie.

Depuis la théorie de la vallée de l’étrange du roboticien Masahiro Mori et dans bon nombre de films de science-fiction, la machine aspirant à imiter les fonctions cognitives, sensorielles et émotionnelles propres à l’humanité sonne comme une vieille rengaine et les récents développements de l’intelligence artificielle en réactivent les mythes. Dans le film The Terminator de James Cameron, le jeune héros dit du célèbre robot tueur incarné par Arnold Schwarzenegger - lui-même connu pour être une impeccable montagne de muscles - qu’il “sent même la sueur et a mauvaise haleine”. Non par ses fonctions émotionnelles ou réflexives, c’est la dimension charnelle dans ce qu’elle à de plus vulgaire qui fait tendre la machine vers l’humain. Fast forward et spoiler alert, après s’être fait dépecer de son enveloppe, Schwarzy finit écraser dans une presse hydraulique. 

Cette scène me rappelle les milliers de vidéos regroupées sous le terme “oddly satisfying” qui peuplent les feed youtube, reddit, instagram et tiktok. On y voit des chaines de production hypnotisantes qui découpent les excédants de plastique des objets manufacturés ou assemblent les éléments colorés de confiseries ultra chimiques. D’autres  montrent des travaux manuels réalisés avec une agilité et une facilité quasi-mécanique. Les psychologues qui se sont penchés sur la question expliquent la popularité de cet ASMR visuel par la dopamine sécrétée au regard d’une action réalisée à la perfection (just right effect). Dans un monde de chaos et d’efforts; ordre, contrôle et précision semblent répondre à un besoin existentiel et justifier les lubies de milliardaires en quête de vie éternelle. La photographie elle-même, dont les capacités de reproduction du réel et d’instantanéité surpassent celles que le plus talentueux des peintres ne pourra jamais atteindre, résonne avec cette double quête de productivité, de perfection, de jeunesse et de longévité que sous tend l’idéologie capitaliste dans laquelle les affects contemporains prennent racine. Dès lors, de la carrosserie d’une voiture aux peaux retouchées des images publicitaires, les origines du désir d’un monde lisse, binaire et brillant apparaissent moins soutenus par la technologie en elle-même que par le système qui informe sa place dans nos sociétés. La machine, jamais désirante, n’aspire pas à l’humanité. Dans ses qualités comme dans ses défauts, elle en reflète les contours. 

Si dans ces images, le sentiment de satisfaction, d’attraction voire de sensualité est bizarre, c’est parce qu’il est précisément mêlé de désir et de pulsion, laissant peu de place à la rationalité permettant de comprendre les mécanismes de cette fascination. C’est peut-être à cet endroit qu’interviennent les artistes de Corpus Machina. En s’appropriant et en jouant de ces codes pour mieux les troubler, leurs images interrogent nos désirs idéologiquement enracinés dans une quête de perfection et d’efficacité. Ensemble et par contraste ou invention, ils ouvrent un espace de liberté pour des corps hybrides, émancipés et vulnérables. 

Sur internet, a ces images d’assemblage et de création répond d’ailleurs une autre forme réunit sous la même catégorie d’oddly satisfying : celle de la destruction. A l’image du Terminator dans sa presse hydraulique, des machines découpent ou écrasent des objets de tout type, des mains malaxent du slime coloré ou pailleté. Sans but apparent, elles déclenchent pourtant le même système de récompense et s’inscrivent dans les mêmes mécanismes désirants, témoins de leur complexité irréductible au système dans lequel ils s’inscrivent. Réunis dans les espaces du Consulat Voltaire, les travaux de ces photographes forment un ensemble qui refuse la frontière et s’ouvre à la richesse du trouble. Entre le froid du métal et la chaleur d’une peau, ils révèlent la construction des fantasmes et des peurs qui définissent les nouveaux enjeux de nos rapports au monde et à la technique. 

Photo Thaddé Comar ©Adaptism & Quentin Fromont