Off Paris Photo 2023. Avec Adaptism, Albane Durand-Viel, Alix Marie, Ellen Ole, Jean Vincent Simonet, Marilou Poncin, Mathilda Soares-Pereira, Nora Kebir, Quentin Fromont, Thaddé Comar, Yolane Rais.
(Manifeste de la vulnérabilité)
Depuis que l’humanité fabrique des outils, elle les conçoit à l’image de ses corps. Ils les complètes, en accentuent leur efficacité, leur puissance, leur précision ou leur vitesse. La structure même de la machine est fondamentalement organique : une énergie est transformée par un réseau complexe de circuits, de fluides, d’émetteurs et de récepteurs (sang ou graisse, nerfs ou câbles, muscles ou rouages). Pourtant il semble qu’à mesure de son perfectionnement et de la diversification de ses actions, la machine devient modèle à son tour. Entre le biologique et le technologique, frontières et influences mutuelles se troublent et se chevauchent. Corpus Machina réunit douze photographes qui interrogent la nature et les causes de ces porosités à travers un médium lui-même en conflit perpétuel entre sa nature mécanique et sa portée émotionnelle : la photographie.
Depuis la thĂ©orie de la vallĂ©e de l’étrange du roboticien Masahiro Mori et dans bon nombre de films de science-fiction, la machine aspirant Ă imiter les fonctions cognitives, sensorielles et Ă©motionnelles propres Ă l’humanitĂ© sonne comme une vieille rengaine et les rĂ©cents dĂ©veloppements de l’intelligence artificielle en rĂ©activent les mythes. Dans le film The Terminator de James Cameron, le jeune hĂ©ros dit du cĂ©lèbre robot tueur incarnĂ© par Arnold Schwarzenegger - lui-mĂŞme connu pour ĂŞtre une impeccable montagne de muscles - qu’il “sent mĂŞme la sueur et a mauvaise haleine”. Non par ses fonctions Ă©motionnelles ou rĂ©flexives, c’est la dimension charnelle dans ce qu’elle Ă de plus vulgaire qui fait tendre la machine vers l’humain. Fast forward et spoiler alert, après s’être fait dĂ©pecer de son enveloppe, Schwarzy finit Ă©craser dans une presse hydraulique.Â
Cette scène me rappelle les milliers de vidĂ©os regroupĂ©es sous le terme “oddly satisfying” qui peuplent les feed youtube, reddit, instagram et tiktok. On y voit des chaines de production hypnotisantes qui dĂ©coupent les excĂ©dants de plastique des objets manufacturĂ©s ou assemblent les Ă©lĂ©ments colorĂ©s de confiseries ultra chimiques. D’autres montrent des travaux manuels rĂ©alisĂ©s avec une agilitĂ© et une facilitĂ© quasi-mĂ©canique. Les psychologues qui se sont penchĂ©s sur la question expliquent la popularitĂ© de cet ASMR visuel par la dopamine sĂ©crĂ©tĂ©e au regard d’une action rĂ©alisĂ©e Ă la perfection (just right effect). Dans un monde de chaos et d’efforts; ordre, contrĂ´le et prĂ©cision semblent rĂ©pondre Ă un besoin existentiel et justifier les lubies de milliardaires en quĂŞte de vie Ă©ternelle. La photographie elle-mĂŞme, dont les capacitĂ©s de reproduction du rĂ©el et d’instantanĂ©itĂ© surpassent celles que le plus talentueux des peintres ne pourra jamais atteindre, rĂ©sonne avec cette double quĂŞte de productivitĂ©, de perfection, de jeunesse et de longĂ©vitĂ© que sous tend l’idĂ©ologie capitaliste dans laquelle les affects contemporains prennent racine. Dès lors, de la carrosserie d’une voiture aux peaux retouchĂ©es des images publicitaires, les origines du dĂ©sir d’un monde lisse, binaire et brillant apparaissent moins soutenus par la technologie en elle-mĂŞme que par le système qui informe sa place dans nos sociĂ©tĂ©s. La machine, jamais dĂ©sirante, n’aspire pas Ă l’humanitĂ©. Dans ses qualitĂ©s comme dans ses dĂ©fauts, elle en reflète les contours.Â
Si dans ces images, le sentiment de satisfaction, d’attraction voire de sensualitĂ© est bizarre, c’est parce qu’il est prĂ©cisĂ©ment mĂŞlĂ© de dĂ©sir et de pulsion, laissant peu de place Ă la rationalitĂ© permettant de comprendre les mĂ©canismes de cette fascination. C’est peut-ĂŞtre Ă cet endroit qu’interviennent les artistes de Corpus Machina. En s’appropriant et en jouant de ces codes pour mieux les troubler, leurs images interrogent nos dĂ©sirs idĂ©ologiquement enracinĂ©s dans une quĂŞte de perfection et d’efficacitĂ©. Ensemble et par contraste ou invention, ils ouvrent un espace de libertĂ© pour des corps hybrides, Ă©mancipĂ©s et vulnĂ©rables.Â
Sur internet, a ces images d’assemblage et de crĂ©ation rĂ©pond d’ailleurs une autre forme rĂ©unit sous la mĂŞme catĂ©gorie d’oddly satisfying : celle de la destruction. A l’image du Terminator dans sa presse hydraulique, des machines dĂ©coupent ou Ă©crasent des objets de tout type, des mains malaxent du slime colorĂ© ou pailletĂ©. Sans but apparent, elles dĂ©clenchent pourtant le mĂŞme système de rĂ©compense et s’inscrivent dans les mĂŞmes mĂ©canismes dĂ©sirants, tĂ©moins de leur complexitĂ© irrĂ©ductible au système dans lequel ils s’inscrivent. RĂ©unis dans les espaces du Consulat Voltaire, les travaux de ces photographes forment un ensemble qui refuse la frontière et s’ouvre Ă la richesse du trouble. Entre le froid du mĂ©tal et la chaleur d’une peau, ils rĂ©vèlent la construction des fantasmes et des peurs qui dĂ©finissent les nouveaux enjeux de nos rapports au monde et Ă la technique.Â
Photo Thaddé Comar ©Adaptism & Quentin Fromont