C’est lĂ . C’est dans un coin. On passe devant on ne le voit pas, ou plus. C’est un urinoir rouillĂ©, un tee-shirt sur un parking en travaux, un buisson derrière un arbre, ou plutĂ´t ce qu’il en reste, du buisson comme de l’arbre. TĂ©moins silencieux des contacts visuels et corporels d’une infinitĂ© d’anonymes.Â
A travers la modĂ©lisation 3D de ces espaces en voie de disparition et des avatars hyper-virilisĂ©s inspirĂ©s de l’univers vidĂ©oludique qui les peuplent, l’artiste souligne la disparition progressive de ces espaces urbains par les outils numĂ©riques dans lesquels ils se transposent. La prĂ©sentation de ces images dans l’espace recompose ainsi artificiellement la matĂ©rialitĂ© de ces pratiques dĂ©sormais dissoutes dans le tissu urbain numĂ©risĂ© par les applications de rencontre. Par l’image de synthèse qu’il contrĂ´le, le matĂ©riau brut utilisĂ© comme signifiant, la disposition spatiale de l’installation recrĂ©ant les conditions de dĂ©ambulation du cruiser pour le visiteur, Corentin DarrĂ© restitue toute la violence en jeu dans ce processus de sĂ©duction conditionnĂ©. Les Ĺ“uvres suggèrent alors paradoxalement des anti-sujets, corps dĂ©sincarnĂ©s, fantomatiques, pourtant d’abord Ă©valuĂ©s par leur apparence, rĂ©elle, photographique ou fictive dans ce mouvement Ă©phĂ©mère de croisement. Aux reconstitutions numĂ©riques rĂ©pond la survivance des sujets par la parole. IncrustĂ©s dans le mobilier urbain indiciel, les tĂ©moignages extraits de forums spĂ©cialisĂ©s incarnent alors un vĂ©cu et humanisent une certaine bestialitĂ© latente.Â
Produit historique d’une sexualitĂ© marginale et d’un groupe social stigmatisĂ©, le modèle du cruising reflète une pratique construite sans autre choix que clandestinement et sans amour. Si les modèles digitaux qui lui font suite s’émancipent du conditionnement spatial et temporel duquel ils dĂ©coulent, ils semblent bien en perpĂ©tuer les formes structurelles initiales. Dans le traitement qu’en fait l’artiste, l’espace du cruising, loin de la cabane d’enfant foucaldienne et bien que rĂ©el, s’éloigne alors de l’hĂ©tĂ©rotopie. RelĂ©guĂ© dans les recoins sombres, sales ou inusitĂ©s de la ville, le cruiser compose de facto avec un espace qu’il n’a pas choisi. Pourtant, entre les flaques de pisse et d’essence, les grillages et les dĂ©chets jetĂ©s dans les buissons se dessinent les contours d’une poĂ©sie en creux. Dans ces angles morts de la ville patriarcale et hĂ©tĂ©ronormĂ©e se dĂ©ploient les formes sauvages d’un autre type de rencontre, d’un face Ă face devenu cĂ´te Ă cĂ´te. Cet espace, rĂ©el ou digital, accueille alors Ă bras, bouche ou cul ouvert la libre projection des fantasmes et des imaginaires de ses occupants.Â
MalgrĂ© l’anonymat, ce que perçoit Corentin DarrĂ© dans le cruising et ce dont il rend compte dans cette installation, c’est le dĂ©sir d’une synthèse Ă©phĂ©mère entre le temps et l’espace qui sĂ©pare et relie Ă la fois des corps dĂ©sirants et dĂ©sirables. Il rend possible ce rapprochement que le regard initie et conjure pour le meilleur ou pour le pire. Dans un frĂ´lement d’épaules se joue alors l’expĂ©rience de l’espace et l’espace de cette expĂ©rience. Dans la rencontre scĂ©narisĂ©e par le secret et la rationalitĂ© quasi Ă©conomique de l’acte sexuel se jouent les formes politiques, gĂ©ographiques et sociales d’une sexualitĂ© hors-norme qui interroge les fondements des mĂ©caniques relationnelles, y compris ceux de son double normĂ© opĂ©rant quelques pas plus loin Ă la terrasse d’un cafĂ©.Â