13 of October 2022

UNE BONNE CRISE

Interview avec Jimmy Beauquesne, Camille Juthier et Russell Perkins Ă  l'occasion de l'exposition Shamps Filings

On peut difficilement s’attarder sur le titre de l’exposition qui est pensĂ© pour ĂȘtre perpĂ©tuellement changeant, une sorte de mycelium textuel increvable qui s’adapterait Ă  toute erreur ou rĂ©apropriation. Dans ses diffĂ©rentes versions, qu’exprime la formule ? 

Camille Juthier: 
Au dĂ©but, lorsque nous avons rĂ©flĂ©chi Ă  un titre, nous avons Ă©tĂ© inspirĂ©s par angelshampoo, qui est le nom de Russell sur instagram. La premiĂšre fois que nous avons parlĂ© de faire une exposition tous les trois, nous Ă©tions avec Russel dans un bar aprĂšs l'exposition Go Far, Go Hard, du collectif Kim Petras Paintings Ă  Glassbox en octobre 2021. Russel a suggĂ©rĂ© que nos Ɠuvres fonctionneraient bien ensemble dans une logique consistant Ă  s'asseoir sur une sculpture pour regarder une peinture ou un dessin. On a parlĂ© d’anges et de shampoing, des effets de ce produit Ă  la rencontre de diffĂ©rents matĂ©riaux aussi bien nettoyage que sĂ©dimentation. On a donc dĂ©cidĂ© de couper le mot shampoing et de creuser cette question du dĂ©pĂŽt (filing en anglais). En en parlant autour de nous, personne ne comprenait vraiment ce que cela signifiait et peu se souvenaient du titre tel quel. Au dĂ©but, nous avons pensĂ© qu'il y avait peut-ĂȘtre un problĂšme. Nous en avons plaisantĂ©, mais nous Ă©tions Ă©galement heureux de constater que le titre Ă©tait sujet Ă  l’échec. L'idĂ©e d'avoir un titre qui pourrait changer est venue de lĂ . A partir de ces erreurs orthographique, on en est venu Ă  changer les mots jusqu’à ce que tout le monde, mĂȘme Rosario (le galeriste), se prĂȘte au jeu et invente de nouvelles formes. 

Jimmy Beauquesne: 
Son appropriation par tous faisait du titre quelque chose d”insaisissable en soi. A chaque occurence il y avait des variations dans la maniĂšre dont-il Ă©tait perçu. C’était une maniĂšre de considĂ©rer le titre comme une matiĂšre en soi qui pouvait aussi se transformer. Avec Camille, nous partageons ces questions de mutation, de transformation et de variations que l’on voulait faire ressortir dans notre travail commun. Le fait que le titre ait une forme de propriĂ©tĂ© plastique au mĂȘme titre que les piĂšces et au mĂȘme titre que notre pensĂ©e faisait sens. De fait, il est assez difficile de dĂ©finir un titre pour des raisons de communication en amont d’une exposition alors mĂȘme qu’on est encore en train de la construire et de la penser. Ce systĂšme nous permettait Ă©galement une certaine marge de libertĂ©. 

Russell Perkins: 
A mon sens, cela concerne Ă©galement la maniĂšre dont nous abordons les textes dans l'exposition en gĂ©nĂ©ral. Pour le texte du commissariat, j'ai Ă©crit quelque chose, puis Jimmy et Camille sont en quelque sorte intervenus en modifiant le flot de mots et d’idĂ©es, en l’infectant. La mutation du titre rĂ©sonne avec cette idĂ©e de parasite. 

C'est une matiĂšre poĂ©tique riche, Ă  travers les changements, on peut toujours lire entre les lignes une combinaison de produits, champ comme champignon, shampoing, swamp (marĂ©cage), champagne et autres substances, gluantes, collantes ou humides. On retrouve dans vos travaux respectifs un intĂ©rĂȘt pour la maniĂšre dont les produits et l'environnement nous affectent. Pourquoi cet intĂ©rĂȘt pour ces fluides ? 

JB: 
Dans l’exposition, il n’y a que peu de distinction entre les matĂ©riaux, les objets et les corps. Dans la fiction que je me racontais en dessinant et en voyant apparaitre les sculptures de Camille, s’opĂ©rait une confusion entre chaque entitĂ© comme si l’ensemble subissait une sorte de liquĂ©faction totale qui permettait cette porositĂ©, sous l’emprise d’un phĂ©nomĂšne paranormal ou magique. Les objets devenaient corps, les corps des objets etc. 

CJ: 
Il s'agissait aussi d'imaginer un monde aprĂšs l'effet de ces produits. Que se passe-t-il lorsque la matiĂšre, plastique, plexiglas, verre, s’effondre ? Quelle est la diffĂ©rence entre les produits pĂ©trochimiques et les produits naturels ? Que devient le corps, dĂ©jĂ  transformĂ© par ces produits ? Ce qui m’intĂ©resse c’est la maniĂšre dont nous rĂ©agissons Ă  ces univers dĂ©jĂ  mutants. Comment nous percevons une mutation qui est dĂ©jĂ -lĂ . Dans les dessins de Jimmy il y a du “slime”, qui est justement une matiĂšre qu’on ne sait pas vraiment identifier ou dont on ne saurait vraiment pointer la limite, lĂ  oĂč commence le corps et s’arrĂȘte la matiĂšre. Est-ce de la bile, une rĂ©gurgitation sĂ©crĂ©tĂ©e par le corps ou un produit dont-il est enduit ? 

RP: 
Plus que les matĂ©riaux spĂ©cifiques, c'est l'Ă©tat de transition entre les matĂ©riaux et entre les Ă©tats de la matiĂšre elle-mĂȘme qui est important. Les solides deviennent gazeux puis liquides, sans compter tous les Ă©tats intermĂ©diaires impossibles Ă  catĂ©goriser. Du point de vue d'une catĂ©gorisation stable, ces Ă©tats se situent dans le domaine de l'erreur et reviennent Ă  cette idĂ©e d’échec Ă©voquĂ© par le titre. Chaque version est une erreur orthographique liĂ©e l’instabilitĂ© inhĂ©rente de l’ensemble. 

Si ce n’est sur le titre, il est possible de s'arrĂȘter sur l'affiche de l’exposition qui reprĂ©sente un festin de petits rats baroques prĂȘts Ă  manger nos restes de jelly radioactive. Cette combinaison entre le post-apocalyptique et le mignon est intĂ©ressante pour son apparente contradiction mais aussi pour sa capacitĂ© Ă  rassembler vos deux univers. Est-ce le terrain de rencontre de vos rĂ©fĂ©rences communes ? 

JB: 
L’affiche Ă©tait assez surprenante. Les graphistes auxquels nous avons fait appel, (Robin Voisin, Quentin Ledrean, Lucas Montagnac NaĂŻb et Minju Leequi) n’avaient pas vu les Ɠuvres qui sont en rĂ©alitĂ© assez sombres et dramatiques. Leur travail Ă  complĂštement dĂ©calĂ© le “drama” avec cette apparition kawaii et mignonne. Cette experience nous a aidĂ© Ă  comprendre comment faire appel Ă  des talents extĂ©rieurs enrichirait le propos de l’exposition et viendrait perturber notre vision assez magmatique et cohĂ©rente d’une production de long terme Ă  deux cerveaux. L’affiche respectait  notre vision tout en appuyant sur certains aspects sur lesquels nous n’avions pas nĂ©cessairement choisi d’insister. La dimension post apocalyptique rĂ©sonne avec ce dont parlait Russel concernant l’entre-deux, le changement d’état permanent des choses dans lequel on se retrouve avec Camille en amitiĂ© comme en art. Ce sont des espaces de crise mais toujours vĂ©cues avec beaucoup d’amour et de lĂ©gĂšretĂ©, dans la musique et dans la fĂȘte notamment. C’est cette part de lĂ©gĂšretĂ© qui s’exprime avec les rats baroques festoyant. C’est un paradoxe qui Ă©mane du vĂ©cu, de notre maniĂšre de vivre la crise et de la dĂ©samorcer. 

CJ: 
La plupart des artistes choisis pour les performances reprĂ©sentent cela. Ils sont jeunes et, d'une certaine maniĂšre, dĂ©primĂ©s, mais aussi optimistes et joyeux. Ils partagent beaucoup d'Ă©nergie. AprĂšs avoir acceptĂ© l'apocalypse et la crise, on peut danser. En fin de compte, pour moi, c'est ce qui tempĂšre la noirceur de la sĂ©rie. C'est lugubre et sombre mais c'est aussi un terrain de jeu Ă  partager. Ma premiĂšre rĂ©action a d’ailleurs Ă©tĂ© une forme de crise car je ne me reconnaissais pas dans l’affiche que j’ai adorĂ© le jour suivant. Je pense que c'est liĂ© au fait que lorsqu’on est artiste, on nous demande de construire une vraie singularitĂ©, d'ĂȘtre fort et d'avoir un contrĂŽle total sur notre travail et notre façon de voir les choses.

RP:
Cet espace entre le post-apocalyptique et le mignon draine l'exposition. On peut y penser en termes de gamme d'expĂ©riences corporelles que les Ɠuvres d'art indiquent ou proposent. Il y a la toxicitĂ©, l'inconfort, la crise et la douleur physique, mais aussi une Ă©norme quantitĂ© de douceur, de tendresse, d'Ă©laboration dĂ©corative, de couleurs et de vitalitĂ©. 

A propos de collaboration et de contrĂŽle. Jimmy a invitĂ© Camille aprĂšs s'ĂȘtre vu proposer une exposition solo et cette collaboration en a entraĂźnĂ© beaucoup d'autres, de l'affiche aux performances. Cette attention Ă  l’autre semble indiquer une forme de soin qui rompt avec une violence omniprĂ©sente. Qu'est-ce que les collaborations ont apportĂ© Ă  l'exposition et Ă  vos pratiques respectives ? 

CJ: 
La collaboration peut parfois ĂȘtre difficile, mais elle a toujours Ă©tĂ© faite avec beaucoup d’amour. En ce sens elle est toujours constructive. Le principal champ d'investigation de Jimmy est le dessin et le mien la sculpture, nous pensons donc trĂšs diffĂ©remment. Il y a des logiques trĂšs diffĂ©rentes Ă  la base de nos pratiques respectives. Par exemple, j'avais tendance Ă  collecter des matĂ©riaux, lui des images. J'ai beaucoup appris de Jimmy en le voyant produire et en rĂ©flĂ©chissant Ă  ses productions. C'Ă©tait parfois difficile de lĂącher prise mais de vraies réévaluations se sont produites. Une exposition en solo, c’est est aussi quelque chose d'un peu Ă©gocentrique. Vous devez assumer la responsabilitĂ© de votre travail, l'embrasser et le montrer au monde en disant : ”VoilĂ , c'est moi qui l'ai fait”. Ce n'Ă©tait pas le cas dans cette fusion de nos trois visions qui intĂšgre pleinement le rĂŽle de Russel. En travaillant, nous avons discutĂ© de tout et j'ai vraiment apprĂ©ciĂ© cette dissolution de l'ego. 

RP: 
Je crois que la dissolution de l'ego est une expĂ©rience importante pour les artistes, mĂȘme si elle va Ă  l'encontre de la façon dont on nous apprend Ă  ĂȘtre et Ă  fonctionner dans le monde. DĂšs le dĂ©part, la collaboration, Ă©tait ce qui Ă©tait le plus excitant Ă  mes yeux dans ce projet. Il y a un Ă©trange sentiment de fiertĂ©, je dirais, de faire partie de la profondeur avec laquelle Jimmy et Camille ont Ă©tĂ© capables d'entrer dans ce processus de collaboration et de s'immerger dans leurs pratiques respectives. Je ne veux pas dire que leur travail est similaire mais qu’il dialogue. Prendre part Ă  cette conversation a Ă©tĂ© pour moi une expĂ©rience d'apprentissage sur la façon dont l'art devrait et pourrait ĂȘtre diffĂ©rent. Qu’il s‘agisse de leur façon de travailler, de concevoir leurs pratiques, d'aborder la crĂ©ation artistique ou leur place dans le monde de l'art contemporain, ils ont dĂ» mettre Ă  plat toutes leurs diffĂ©rences afin de pouvoir se rĂ©unir. 

CJ: 
DĂšs que nous sommes entrĂ©s dans le studio, il s'agissait de recenser nos diffĂ©rences. Quelle Ă©tait notre place en tant que jeunes artistes et comment nous traitions avec le monde de l'art. En plus de travailler avec le dessin et la sculpture, nous avons des stratĂ©gies diffĂ©rentes pour exister en tant qu’artistes desquelles nous pouvions apprendre l’un de l’autre. 

JB: 
Ce qui est enrichissant Ă  cet endroit c’est que se confronter Ă  une autre stratĂ©gie te force Ă  formuler ta propre position pour la rendre accessible Ă  l’autre. J’ai le sentiment d’avoir Ă©normĂ©ment appris sur moi dans le fait de devoir verbaliser et formuler mes dĂ©sirs, mes peurs, mes intuitions, mes lĂącher-prises, mes angoisses etc. que je n’avais jamais formulĂ©s aussi clairement. Cela crĂ©er parfois des incomprĂ©hensions mais surtout un lien incroyable lorsque l’on se rejoint. C’est une forme de soulagement de pouvoir ĂȘtre validĂ© par autrui. Ayant des parcours trĂšs diffĂ©rentes dans le milieu de l’art contemporain, cette collaboration a Ă©tĂ© comme une formation humaine et professionnelle accĂ©lĂ©rĂ©e voire violente, dans le meilleur sens du terme : une bonne crise. 

Comment qualifieriez-vous le rapports entre la science et l’émotion qui se joue dans le dialogue de vos pratiques respectives ?  

JB: 
J’ai l’impression que la dimension scientifique de l’expo vient beaucoup du travaille de Camille sur le cerveau et la neurologie en gĂ©nĂ©ral. Il y a peu de temps je me disais justement qu’il y avait quelque chose de rationnel dans les corps que j’ai choisi de mettre en scĂšne, moins scientifique que militaire : des uniformes anti-radiations, des hommes au cranes rasĂ©s. Pour les dessins je me suis beaucoup inspirĂ© des entrainements de l’armĂ©e et de la maniĂšre dont-ils tordaient les corps. Je crois qu’il y a une forme de confrontation entre une approche froide des sujets qui font face Ă  un environnement qui leur est Ă©tranger. Il y a une forme de conflit entre la pensĂ©e rationnelle et son environnement sensible, mou, insaisissable et poĂ©tique qui absorbe tout. Mollesse et duretĂ© communiquent et s’absorbent l’une et l’autre. 

CJ:
Je vois dans l’imagerie scientifique et mĂ©dicale une matiĂšre Ă  la fois plastique et sensible. Il y a dans la science quelque chose d’inaccessible dĂ» Ă  un manque de savoir. Mon travail cherche Ă  redonner une certaine lisibilitĂ© aux images et aux discours qu’elle produit. Voir ces images en termes de formes, de couleur et de matiĂšres ouvre les portes d’un monde fantastique. La piĂšce maitresse de notre collaboration part de lĂ . Je souhaitais vraiment intĂ©grer Ă  l’ensemble une image d’intĂ©rieur de cellule de dissection issue de mes recherches. Je la montrais Ă  Jimmy depuis un certain temps sans qu’elle cesse de poser problĂšme. Il l’a dessinĂ©e, elle Ă©tait plutĂŽt sensĂ©e ĂȘtre cachĂ©e mais Ă  pris tout son sens lorsqu’on l’a calĂ©e au milieu d’une chaise, comme une carte magique qui venait donner la couleur de tout ce qu’il y avait autour. Cette intĂ©rieur de cellule devenait un monde fantastique, contenant et contenu des boyaux dans lesquels elle s’insĂšre. 

Entre la science fiction et le fantastique il y a un glissement. La science fiction c’est la fantaisie qui se rattache d’avantage Ă  la rĂ©alitĂ© ? 

JB: 
Il y a dans la science fiction une maniĂšre de digĂ©rer le rĂ©el, de le comprendre et, d’une certaine maniĂšre, de l’accepter. Par rapport Ă  mes travaux passĂ©s, il y a certainement un glissement de cet ordre qui est dĂ» au fait que cette exposition parle de choses trĂšs concrĂštes, des phĂ©nomĂšnes  sociaux auxquels nous sommes directement confrontĂ©s. Ces nouveaux dessins sont dĂšs lors moins une rĂȘverie qu’un regard qui nous permet de digĂ©rer ce que l’on vit ou subit. 

Dans les annĂ©es 80, il y avait une chanson pour sensibiliser au port du prĂ©servatif qui scandait “le plastique c’est fantastique” et l’expression est devenue culte. C’est pas anodin comme association d’idĂ©e, la magie du plastique qui permet toutes les formes et toutes les couleurs. 

CJ: 
Un leitmotiv de mon travail ! 

RP: 
Cet engagement avec la science-fiction et la technologie fait partie de notre quotidien comme lorsque l’on cherche des symptĂŽmes en ligne. Je ne pense pas que la question soit ici celle de l'autoritĂ© de la science en tant que systĂšme de connaissance mais plutĂŽt d’un engagement ludique ou spĂ©culatif avec elle. Chaque fois qu’apparait le masque Ă  gaz ou la technologie industrielle par exemple, on a l'impression qu'elle a Ă©tĂ© potentiellement mal utilisĂ©e ou qu’elle en est une rĂ©appropriation. En crĂ©ant le livre que j'ai fait pour l'exposition Ă  partir d'un manuel mĂ©dical, ma petite contribution matĂ©rielle Ă  l'exposition, je voulais parler de cette dimension dans leur travail. J’ai pris ce document faisant autoritĂ© et l’ai rendu illisible en le liquĂ©fiant, en le transformant afin qu’il ne puisse plus ĂȘtre utilisĂ© pour diagnostiquer. 

Comme le slime radioactif qui n'existe pas dans la réalité mais en tant que systÚme de représentation ?

CJ: 
C'est une façon de s'approprier un discours et un langage autoritaires et de jouer avec, de se les approprier et d'apporter une forme de liberté dans la façon dont nous percevons notre corps et son intérieur à travers une perception plus organique des choses. 

JB: 
Il y a des fluides qui ne sont pas nécessairement anatomiques mais des humeurs sensibles. Nos  choix démontrent une volonté de parler de cette anatomie intime, magique, personnelle, et sentimentale. 

Quand on dĂ©couvre l’espace d’expo, il y a un effet de confort voire de coquetterie qui peut sembler contradictoire. Le mobilier de Camille est de style classique, on a envie de s’y installer, de toucher les diffĂ©rentes matiĂšres. Le simulacre de lustre en verre ou les rideaux sont les dĂ©tails d’un intĂ©rieur chic devenu vivants par son organicitĂ©, comme si les personnages des films de Carpenter ou de Cronenberg prenaient le temps de dĂ©corer leur grotte de survie ou leurs abris anti-atomique au beau milieu de la catastrophe. Si dĂ©corer son intĂ©rieur quand tout s’effondre autour de soi peut paraitre futile, ça fait Ă©galement sens. Est-ce une maniĂšre de reprendre un certain contrĂŽle sur ce qui nous dĂ©passe ? 

CJ: 
ComplĂštement. C’est ce que dit Mona Chollet dans son livre “Chez soi”. Elle raconte comment l’intĂ©rieur d’une maison nous aide Ă  reprendre notre fonction dans un espace limitĂ© face Ă  l’extĂ©rieur qui est trĂšs vaste. Il s’agit aussi de questionner l’utile, l’usage et les catĂ©gories d’objets tels que l’art, l’artisanat et le design. Ici il Ă©tait question de rendre tout cela poreux et d’annihiler  les statuts prĂ©dĂ©finis. DĂ©corer procure du rĂ©confort. Dans un moment de crise c’est aussi une maniĂšre de se concentrer sur l’intĂ©rieur de soi. 

RP: 
La dĂ©coration est une sorte de politique de soutien et d'attention qui traverse toute l’exposition. Jimmy repeint littĂ©ralement des motifs et des formes et ses dessins ont aussi une qualitĂ© ornementale. Ils ont un rythme dĂ©coratif. De nombreuses Ɠuvres de Camille sont Ă©galement des structures de soutien dans lesquelles un objet en porte un autre. Parfois, elles brouillent la hiĂ©rarchie entre un objet et la chose sur laquelle il est posĂ©. Je pense que c'est l'un des liens entre leurs Ɠuvres, qui se soutiennent physiquement l'une l'autre. 

 JB: 
J’aime beaucoup ce que dit Russell par rapport au poids politique du dĂ©coratif. J’ai une perception des ornements, des motifs baroques et des formes trĂšs rocailles qui “polluent” mes dessins fondamentalement politique et engagĂ©e. Le motif n’est jamais neutre. La futilitĂ© du dĂ©coratif dans le contexte malade qui marque l’exposition Ă  aussi une certaine importance. Le dĂ©coratif rĂ©siste Ă  l’invasion extĂ©rieur autant qu’il peut-ĂȘtre en ĂȘtre le symptĂŽme. Dans l’ostentatoire, du moins dans la maniĂšre dont on l’aborde avec Camille, il y a une maniĂšre de s’approprier les formes du baroque   et de la bourgeoisie que l’on ne connait pas. C’est une maniĂšre de l’atteindre et de le tordre. 

CJ: 
Dans la premiĂšre discussion sur les formes concrĂštes qu’allaient prendre cette exposition, le mot rococo est venu immĂ©diatement pour ce qu’il nous inspirait de dĂ©cadence. De cette forme poussĂ©e dans son extrĂȘme qui se vomit elle-mĂȘme tellement elle est chargĂ©e. Cette rĂ©flexion m’a vraiment habitĂ© et secouĂ© dans ma propre pratique joue d’un certain “dĂ©goulinement” et au sein de laquelle ces formes Ă©taient peut-ĂȘtre dĂ©jĂ  inhĂ©rentes inconsciemment. Les premiĂšres figures invoquĂ©es Ă©taient Marie Antoinette, Alien et, bien qu’il ait disparu du projet, un danseur de tecktonik. On a pensĂ© Ă  ces 3 figures comme celles ayant vraiment vĂ©cu un mouvement extrĂȘme d’ascension et de chute. Peut-ĂȘtre est-ce moins perceptible pour Alien mais l’idĂ©e Ă©tait de chercher dans l’imaginaire collectif les figures aujourd’hui plus ou moins dĂ©suĂštes et les diverses formes de leur rĂ©cupĂ©ration. 

Quand Jimmy pose la question de la cause ou du symptĂŽme, il me semble que l’on touche au coeur du sujet : celui de la rĂ©pĂ©tition qui ne permet pas de retracer une origine au problĂšme. Le capitalisme ou post-capitalisme, c’est aussi ça, l’auto-renforcement. Vous souhaitez poursuivre votre collaboration ? 

CJ: 
On a beaucoup d’évĂšnements qui s’enchainent et font que l’on vit la collaboration plus ou moins tous les jours depuis prĂšs de 9 mois. La fatigue est Ă  la fois physique et mentale mais ce qui est incroyable c’est qu’elle n’est pas Ă©motionnelle. Je suis beaucoup plus rassurĂ©e, confiante qu’avant par rapport Ă  ma position sur le monde de l’art et Ă  mes perspectives d’avenir en tant qu’artiste. 

JB: 
Ce qui est important vis-Ă -vis de notre collaboration Ă  tous les deux mais aussi avec tous les artistes invitĂ©s pour intervenir pendant l‘exposition, c’est que l’amitiĂ© est au coeur du projet. Si l’on nous propose un cadre d’exposition pour la materialiser, elle advient sous telle ou telle forme mais si l’on considĂšre l’ensemble de nos discussions en dehors de ce cadre sur l’art et le travail, cette collaboration est permanente bien qu’elle ne soit pas ancrĂ©e dans un projet. Ma façon de tisser des amitiĂ©s passe aussi par le travail car c’est Ă  cet endroit que je partage les interrogations qui me sont essentielles. Mettre en place un systĂšme Ă  la fois viable et riche est un dĂ©placement dans l’art que je souhaite poursuivre. Je me vois de moins en moins produire absolument seul.

CJ: 
Face au poids de l’artiste qui doit porter son travail et son ego, la collaboration est une forme d’effacement saine. Avec les invitations et les performances, les piĂšces sont la mais perdent leur rĂŽle de protagoniste, elles deviennent dĂ©coratives et support dans le bon sens de ces termes. Les Ɠuvres entourent, accompagnent, protĂšgent, donnent des tonalitĂ©s mais prennent un recul qui est un vrai soulagement. Il y a une charge qui parfois me terrorise et me bloque dans la production car quelle que soit la piĂšce ou l’exposition produite ce n’est jamais assez. Vis-Ă -vis de notre collaboration avec Russell, lĂ  est peut-ĂȘtre la prochaine Ă©tape, une sorte de dissolution et de flexibilitĂ© entre le rĂŽle de l’artiste et du commissaire.